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Entretien exclusif avec le Professeur émérite M. Bertrand Badie, grand politiste français 1/3

  • Archium
  • 7 avr. 2020
  • 6 min de lecture

Thème 1 : La globalisation


Vous tentez de nous apporter tous au long de vos ouvrages une clé de lecture du monde loin des catégories d’analyses issues de la Guerre froide. En prônant notamment comme solution aux pathologies du système international, la mise en œuvre d’un multilatéralisme inclusif.

Pouvez-vous nous définir le concept de multilatéralisme inclusif ?

« Vous avez raison de mettre le doigt sur la polysémie de ce concept, on s’aperçoit, que ce qu’on appelle, à tort, l’échec du multilatéralisme, tient en grande partie à la polysémie d’un concept, qui dans l’ambiance de 1945 [création du système onusien] signifiait d’abord la mise en place d’un forum d’états. Ce fut une occasion pour ceux-ci de pouvoir amorcer un débat global sur l’ensemble du monde et de définir les conditions d’une sécurité collective. Multilatéralisme au départ signifie être plus de deux. Et donc une rupture par rapport à une tradition qui voulait que les relations internationales n’existassent que d’un rapport binaire d’un état avec un autre état. Et on s’est aperçu au fil du temps que ce rapport binaire des relations internationales était intenable. D’abord parce que le nombre des états venait à se multiplier, et surtout, parce qu’on a découvert qu’il y a eu tout au long du 19e, des sujets d’intérêts communs. Cette notion d’intérêt commun blessait la tradition puisque celle-ci ne connaissait que la notion d’intérêt national. Mais quand sont apparus, le télégraphe, la poste, les chemins de fers, il fallait bien, tous ensemble, pouvoir délibérer sur ces intérêts communs. Toutefois, la première ambiguïté vient de là, est ce qu’il s’agit simplement de débattre pour tenter de définir un intérêt global garantissant une sécurité collective ? Ou est-ce qu’il s’agissait d’aller plus loin, c’est-à-dire de mettre en place les conditions d’une gouvernance du monde ? Et c’est là que finalement l’ambiguïté s’est précisée, dans l’ambiance de l’après-guerre de 1945, très vite dominée par l’apparition de la bipolarité et de la guerre froide. On a considéré qu’on ne pouvait que difficilement aller plus loin qu’une concertation en espérant que celle-ci permettrait de constituer une sécurité collective minimale, c’est-à-dire d’éviter la guerre. Même si la logique bipolaire a été plus déterminante que la logique multilatérale, n’oublions pas qu’en 1945, la gouvernance globale restait quelque chose d’utopique et même d’irréel dans la mesure où on ne connaissait à l’époque ni les problèmes de développement ni de sécurité humaine. À l’époque, les seuls éléments de gouvernance globale se rapportaient soit à des secteurs précis comme l’aviation civile, ou les conditions encore très abstraites de la construction de la paix, celle-ci tenant davantage à un équilibre entre puissances qu’a une véritable co-gouvernance du monde.

Depuis, il y a eu des évènements majeurs, au premier chef la décolonisation qui a en quelques sortes modifié les équilibres majoritaires au sein de l’assemblée générale des Nations unies. Et qui surtout ont donné aux questions sociales et de développement une importance inexistante auparavant. Donc peu à peu, on à découvert que la paix du monde ne tenait pas seulement à la terreur nucléaire, mais aussi à la sécurité humaine à la capacité de produire un développement harmonieux qui allait bien au-delà de l’ordre économique que les accords de Bretton Woods avaient essayé de mettre en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Le deuxième évènement majeur a été la chute du mur. Il a fallu à ce moment-là fondre un équilibre international qui ne reposait plus sur l’équilibre ancien dit de la terreur.

Et le troisième évènement a été la mondialisation. Celle-ci, à créer les conditions d’une interdépendance, politique, économique, sociale et culturelle entre les états tels que celle-ci ne pouvait plus échapper aux exigences d’une gouvernance globale et donc sur cette base il me parait évident que la paix du monde et non seulement sa surplvie dépend désormais d’une capacité de gestion commune des grands enjeux sociaux et globaux. Et que cette gestion ne soit plus comme auparavant oligarchique, mais qu’elle se fasse sur la base du droit égal de chaque état et de chaque peuple de participer à cette gouvernance globale. De sorte que cette gouvernance, avant d’être interétatique, soit réellement humaine sur la base de l’égalité, entre être humain. »

Selon les souverainistes, l’un des freins à la mise en œuvre d’un multilatéralisme inclusif est le concept d’intérêt national. Mais la crise du COVID 19, n’est-elle pas le constat, que les intérêts nationaux sont indissociables des intérêts globaux ?


« Nous avons vécu plusieurs siècles sur le postulat sur l’idée de sécurité, ne pouvait être approché qu’à travers le filtre de la nation. Il n’y avait de sécurité que national et tout fait tant du point de vue du fonctionnement interne du jeu politique et du point de vue international pour que s’accomplisse d’abord la sécurité nationale de chacun. Aujourd’hui, tout ceci est terminé c’est-à-dire que notre monde n’est plus structuré par l’addition et par la pétition de la sécurité nationale et par la sécurité globale qui s’impose même si beaucoup ne veulent pas la regarder en face. La grande mutation pour notre génération, c’est de passer de l’idée d’une sécurité nationale à l’idée d’une sécurité globale. Alors bien évidemment, vous avez raison de dire que cette sécurité nationale est indissociable de la sécurité globale et réciproquement. Mais attention, quand on dit ça on admet par définition la supériorité de la sécurité globale et on considère que l’accomplissement d’une sécurité nationale n’est désormais possible qu’à travers la mise en place d’une sécurité globale. Mais on veut dire aussi quelque chose de plus important. C’est-à-dire quand passant d’une sécurité globale à une sécurité nationale on détricote complètement la grammaire des relations internationales. En effet, la sécurité nationale implique la notion d’ennemi, une menace qui vient d’ailleurs, qui est stratégique et menaçante, et qui prend la forme d’une invasion. Aujourd’hui, la sécurité globale n’est pas seulement celle commune à l’humanité toute en entière. Ce qui menace désormais l’humanité n’est plus le fait d’un ennemi, mais c’est le fait [de façon imager] de la mécanique des corps : c’est-à-dire la biologie, le changement climatique…

On voit bien que la menace qui pèse sur nous aujourd’hui ne provient pas d’un stratège qui nous veut du mal, mais d’un jeu systémique. Donc si on veut contenir ce jeu systémique et éviter qu’il ne nous engloutisse, nous devons à ce moment-là considérer que notre sécurité humaine est connue à l’ensemble de l’humanité et ce qui est fait ailleurs nous est également profitable. C’est-à-dire que nous passons d’un jeu à somme nulle, c’est-à-dire, ce que tu gagnes, je le perds. À un jeu à somme non nulle c’est-à-dire que pour que je gagne il faut aussi que tu gagnes, car si tu perds je perdrais également. Ce changement de raisonnement se heurte violemment au vieux fantasme de la sécurité nationale et à ceux de la souveraineté et du nationalisme. C’est donc un changement de mentalité qu’il faut mettre en place. Et je suis abasourdi de constater que cette problématique de la globalité n’est affichée pratiquement par personne. »

La question des inégalités sociales est une problématique essentielle pour les années à venir comme le démontre la multiplication des mouvements sociaux (Liban, Irak, Algérie, France, Chili, Équateur…). Cependant, leurs issues politiques et sociales restent pourtant incertaines et même parfois insurmontables. Qu’en pensez-vous ?

« Les sociétés du monde sont en même temps en plein effroi, et ont le sentiment que ces mutations sont menaçantes pour leurs vieux équilibres. Et par ailleurs sont toutes frappées par un déficit de crédibilité, de légitimité de confiance. On a pu le constater par la défection inattendue et incompréhensible aux municipales dimanche dernier. Il faut suivre de très près cette colère qui n’est propre à aucun pays. Bien sûr, il a y à des différences, mais il y a des éléments communs. Il y a notamment des mots communs : rejet du système, dégagisme, dignité. Et au-delà de ces dénominateurs communs, il y a cette pathologie dirait Maitre Durkheim qui souffre de norme et d’institution qui ne sont plus adaptés.

Est-ce que ces mouvements débouchent ? Je pense qu’il débouche, en venant accroitre, aiguiser la conscience que les individus des périples qui menacent la cité. Est-ce que pour autant ça peut se traduire par un changement politique immédiat ? Probablement non, car la principale caractéristique de ces mouvements, c’est qu’il non pas de transformateur politique c’est-à-dire qu’il n’y a ni programme, ni leadeur qui puisse tenir cette dynamique sociale et en faire la base d’une conquête du pouvoir politique. Donc on est dans une situation de transition ou la contestation l’emporte sur l’exercice du pouvoir. Mais ça nous emmène logiquement à deux conclusions : dans le monde tel qu’il est aujourd’hui le social court plus vite que le politique. Et la seconde leçon qu’il convient de tirer de tout cela, est le jeu social, est entrain de progressivement reconfigurer les états nations et le système international. Parce que ce sont des mouvements tectoniques profonds, qui laissent incroyablement sans réactions les pouvoirs politiques. Parce que je crois, que ces pouvoirs politiques ce croient encore au temps du congrès de vienne, alors que figurer vous que celui à fêter d’ailleurs en toute discrétion son bicentenaire. »


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