Le commerce a-t-il une vertu politique ?
- Archium
- 5 janv. 2021
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Pendant de nombreux siècles, le mode d’acquisition des richesses par excellence fut la guerre. Le prince démontrait sa puissance en s’enrichissant de manière incessante par l’utilisation de la violence. Cette violence fut utilisée afin de dominer un peuple et ses richesses ; le processus de colonisation en est un exemple. De la colonisation du Nouveau Monde aux premières implantions en Asie et Afrique, ce processus fut le moyen d’utiliser la force pour rentrer à l’intérieur d’un territoire donné avant de dominer la population autochtone et surtout s’accaparer les différentes richesses qui pouvaient s’y trouver. La guerre était dès lors un moyen incontournable pour devenir riche : pas besoin de commercer, pas besoin de négocier, il suffisait de prendre par la force. Ce mode d’acquisition des richesses avait cependant un coût humain et économique important.
À partir de 1945, dans cette période de l’après-guerre, les acteurs mondiaux prennent conscience de l’inhumanité de la guerre. Ils comprennent que ces guerres incessantes, cette violence extrême leur coutent plus qu’ils ne gagnent. L’économie est en berne, il faut la relever. Ils n'ont plus d’intérêt à se faire la guerre. C’est pourquoi apparait dès 1944 cette fameuse gouvernance économique mondiale.
Petit à petit, l’idéal qu’est la paix renait de ses cendres. Cette paix est alors reliée au commerce qui pour beaucoup ne crée pas la paix, mais y contribue fortement. Le commerce s’insère dans une thèse vertueuse : celle du remplacement du premier mode d’acquisition des richesses ; la violence, par un nouveau mode ; l’échange. Dit autrement, le commerce aurait désormais une vertu politique : la pacification des relations. Mais comment le commerce peut-il être facteur de paix ?
De nombreux éléments montrent à quel point le commerce peut être pacificateur. Le premier d’entre eux est bien évidemment l’interdépendance économique. En effet, nous savons à travers le processus de mondialisation et le processus de globalisation (son évolution), que l’intensification des échanges commerciaux mondiaux conduit à un rapprochement des peuples par l’échange de biens nécessaires à chacun. Chacun apporte un bien dont ne dispose pas l’autre. Les peuples et les États n'ont alors plus la volonté de se faire la guerre, car leurs échanges intéressés leurs apportent de la richesse et de la stabilité financière. Cette idée de paix par le commerce est illustrée principalement par l’Union européenne qui s’est construite sur l’idée que l’économie serait le meilleur moyen de créer la paix. Cette thèse essentielle des pères fondateurs de l’Union européenne n’est pas fausse puisque l’interdépendance commerciale conduit à ce qu’on n’a pas intérêt à attaquer une personne qui dispose de bien qui nous est nécessaire. Pourquoi ? Car l’autre a autant besoin de nos biens que nous. L’intérêt économique devient supérieur à la guerre et remplace la violence par la contrainte économique. La violence physique disparait, non pas pour des raisons vertueuses ; elle est remplacée par l’intérêt.
Nous retrouvons également cette thèse dans la philosophie de Montesquieu notamment dans un texte de De l’esprit des lois où le philosophe explique : « c’est presque une règle générale » que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels ».
Le deuxième aspect qui rejoint l’idée d’un rapport de concomitance entre la paix et le commerce n’est pas économique, mais culturel. Il s'agit ici du rapprochement des peuples. C’est pourquoi Montesquieu dans De l’esprit des lois affirme qu’il « guérit des préjugés destructeurs ». En effet, outre les biens échangés, le commerce conduit à l’échange avec autrui et par conséquent il renforce notre connaissance de l’autre. Ainsi, le commerce peut conduire à la paix, car il éloigne les êtres humains de cet ethnocentrisme néfaste pour permettre une acculturation salutaire. Évitant les conflits, reliant les peuples, « malgré leurs différences culturelles, le commerce contribue à atténuer les peurs de chacun, et favorise donc la tolérance ».
La notion clé du commerce : l’intérêt
Cependant, malgré tout il nous faut invoquer la nature des « intérêts » commerciaux. Le commerce est avant tout une activité lucrative qui consiste en un jeu d’intérêt : je vends une chose à une personne (donc dans mon intérêt) qui me l’achète (dans son intérêt). Cette connivence des intérêts vise à satisfaire les intérêts de chacun dans un but personnel qui est celui de dégager un profit qui nous est propre. L’intérêt personnel est au cœur de l’échange commercial.
Mais d’après la théorie de la main invisible d’Adam Smith, on comprend que finalement deux intérêts personnels qui peuvent paraitre contradictoires peuvent finalement se rejoindre malgré eux vers « le bien commun ». En effet dans cette théorie l’intérêt personnel est finalement régulateur. Cet épigone explique sa philosophie par cette phrase désormais célèbre : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du boulanger, ni du brasseur que nous attendons notre dîner, mais de leur considération pour leur propre intérêt ».
En effet, celui-ci explique comment un intérêt intéressé et personnel peut conduire à la fois à l’enrichissement de celui qui en est l’origine et aussi bénéficier à tous. On utilise souvent l’exemple du boulanger pour expliquer sa théorie. Si un boulanger fabrique son pain avec ardeur afin d’en faire un produit de qualité, c’est pour que des clients achètent son pain et lui octroient un revenu. C’est donc non pas par altruisme, mais par intérêt que ce boulanger décide de faire du bon pain, et cet intérêt lui est personnel. Mais finalement par sa volonté de s’octroyer un revenu confortable il fabrique un pain délicieux qui satisfait ses clients. Ainsi celui-ci nous fait profiter à tous de ses talents. L’intérêt personnel comme moteur des individus finit alors par être bénéfique pour tout le monde. Cependant, on comprend bien que pour que cette notion d’intérêt très présente dans le commerce soit source de paix, il faut de la réciprocité dans l’échange commercial. Il faut que cet échange soit fondé sur des besoins mutuels, qu’il satisfasse tous les acteurs de l’échange dans un souci d’égalité, de légalité et de Justice. Si l’échange se fait au détriment de l’autre, le conflit renait, car l’injustice prend forme. Des guerres pourraient naitre de la volonté d’un État de satisfaire ses propres besoins sans tenir compte des besoins de l’autre État.
En outre, le commerce produit des effets différents. Il peut pacifier, mais aussi conduire à la corruption. Il peut accroitre la fortune de tous ou de quelques-uns. Il peut être à la source de comportements immoraux et déloyaux puisque seul compte l’intérêt du profit. En ce sens, la source de la paix n’est pas tant le commerce que sa régulation au sein d’un équilibre juridique juste. Cet équilibre s’insère inévitablement dans l’échange avec tous les acteurs commerciaux ; cet échange s’insère dans le multilatéralisme, et surtout dans une concurrence libre régulée.
Rendre la guerre obsolète
Finalement, la thèse de la paix par le commerce a pour but de rendre la guerre obsolète par l’économie de marché. Cette thèse mise en exergue par de nombreux épigones tout comme par la pratique de l’Union européenne et d’autre organisations internationales économiques fut critiquée par des intellectuels comme Marx, pour qui l’économie de marché favorise l’affrontement armé entre puissances. Sans être marxiste, on peut se demander, si finalement le commerce en supprimant la norme de la violence physique comme mode d’acquisition des richesses, n’a-t-il pas créé un autre type de violence tout aussi néfaste que le premier : la contrainte économique ?
En effet, le commerce international est finalement une arme de puissance. Les enjeux stratégiques d’approvisionnements de biens sont de plus en plus délicats.
Selon la thèse de « L’échange inégal », le commerce international n’est pas source de paix, mais source de conflit et de guerre. Les valeurs économiques sont désormais des instruments de pouvoir redoutable. Ceux-ci conduisent à favoriser l’affrontement entre puissances afin d’obtenir des monopoles à l’égard de ressources naturelles ou énergétiques. La supériorité économique, c’est-à-dire financière et technologique d’un État conduit les rapports commerciaux à favoriser l’affrontement plutôt que l’échange. L’avantage de la puissance est utilisé afin de nuire à l’idée d’échange égalitaire.
De plus, si un pays dépend trop d’un autre économiquement, cela peut fortement l’affaiblir et par conséquent le conduire à limiter sa dépendance vis-à-vis du commerce international par l’utilisation de l’action militaire, ou encore par le repliement sur soi-même.
Ainsi il est facile de comprendre que le commerce favorise finalement une guerre économique mondiale qui fait appel à l’intelligence économique, à l’espionnage, ou à des pratiques fiscales ou douanières qui peuvent nuire fortement à certains états plus faibles.
En outre, ce commerce est même parfois utilisé comme une arme de guerre. C’est l’utilisation de la technique de l’embargo qui l’illustre le mieux. Si l’on prend l’exemple actuel du cas Iranien ou plus ancien de Cuba, nous constatons que pour des raisons politiques, un État fort cherche à affaiblir un autre État plus faible que lui non pas par l’action militaire, mais par l’action économique.
Cependant, même si dans ce type d’action la violence physique n’est pas utilisée, elle remplacée par la violence sociale. La guerre économique conduit à la mort économique et surtout à la crise sociale dévastatrice, difficile à conjurer.
Alors quelles solutions ?
Il n’y a malheureusement pas de solution miracle face à la violence économique. La seule solution qui n’est pour l’instant pas parfaite est la régulation. Tout est dans la nuance d’un contrôle qui ne nuit pas excessivement à la liberté de marché. De plus, la paix fonctionne seulement et seulement si le commerce est règlementé de manière égalitaire avec des lois commerciales acceptées et reconnues de tous, qui permettent à chacun de participer sans être marginalisé. Bien sûr qu’il y aura toujours des puissances économiques qui utiliseront la contrainte économique, mais si cette puissance économique vient à être injuste, elle conduira inévitablement à une guerre. Tout se joue dans l’équilibre. Croyons en l’équilibre. Mais cet équilibre demande beaucoup d’engagements et une forte conscience politique du bien commun des différents acteurs économiques privés ou publics. D’où l’intérêt du multilatéralisme, d’où l’intérêt des échanges, d’où l’intérêt de la régulation, d’où l’intérêt de faire une place aux pays en développements, ce qui garantira la paix sociale. Le commerce, pour être source de paix, doit garantir cette paix sociale. Ainsi pour conclure, la nuance est de mise : le commerce produit de nombreux effets divers et variés. Il peut à la fois nuire à l’intérêt commun (la paix) et y participer.
M.Y
© Image : lesmotsdelesprit.com
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